Quelle place donner au contexte historique dans une exposition artistique ? Longtemps ignorée, cette question divise.
Article LE MONDE IDEES | 23.02.2017 Par Roxana Azimi
La Maison rouge, à Paris, présente jusqu’au 21 mai « L’esprit français », exposition consacrée aux contre-cultures des années 1960 à 1980. Y sont traités, à grand renfort de documents, le Palace et Hara-Kiri, le féminisme et les éducations alternatives, autrement dit une certaine histoire de France et des formes, à travers le prisme de la marge. Une parfaite synthèse entre histoire et histoire de l’art, aussi réussie que « The Color Line », en 2016, au Musée du quai Branly, à Paris, qui traitait de la discrimination des Noirs américains et de leur conquête des droits civiques.
Des réalisations d’autant plus remarquables que l’histoire embarrasse souvent les commissaires d’exposition. Au Centre Pompidou, elle a été littéralement mise sous le tapis, en 2016, dans « Un art pauvre », à propos du mouvement artistique arte povera, né en Italie dans les années 1960. Idem au Musée d’Orsay avec « Spectaculaire Second Empire », consacrée aux fastes napoléoniens.
Dans les deux cas, la production artistique était déconnectée des événements politiques et des conflits sociaux, de la poussée de la gauche révolutionnaire dans l’Italie des années 1960-1970, ou de l’insurrection contre l’autoritarisme de Napoléon III, au XIXe siècle. La culture ainsi présentée paraissait dépourvue de contexte, hors sol. « En France, observe David Guillet, directeur adjoint au Musée de l’armée, les expositions préfèrent traiter de l’art à une époque plutôt que dans son époque. » Il est vrai que, comme le rappelle l’historien de l’art Paul Ardenne, « certains artistes sont de leur temps, d’autres dans le temps de leur œuvre ».
Entre les deux disciplines que sont l’histoire de l’art et l’histoire, le combat fait rage. Et pas toujours à armes égales : à l’école, on apprend à lire et à écrire, rarement à voir. « L’histoire a tendance à vouloir gouverner en maîtresse les territoires les plus larges possible et à s’intéresser à tous les objets », admet l’historienne d’art Laurence Bertrand-Dorléac, commissaire des « Désastres de la guerre », en 2014, au Louvre-Lens.
Mais l’approche de ces territoires est forcément différente. Dans Conjurer la peur. Essai sur la force politique des images (Seuil, 2013), l’historien Patrick Boucheron analyse l’essor de la peinture siennoise au XIVe siècle à l’aune de la propagande orchestrée par les édiles de la cité. Les rivalités esthétiques entre ateliers et artistes l’intéressent moins. Mais l’art ne saurait se réduire à l’illustration d’une situation sociale. « Les œuvres ne sont pas des reflets de l’histoire mais des actrices de l’histoire, affirme Laurence Bertrand-Dorléac. L’art agit autant sur l’histoire, et sur nous, que le contexte agit sur l’art. »
« Les historiens de l’art pensent que les historiens transforment tout en documents, et ces derniers reprochent aux premiers de tout esthétiser », résume Eric de Chassey, directeur général de l’Institut national d’histoire de l’art. Le fossé entre les deux méthodologies, parfois poussé jusqu’à la caricature, est ancien. Il fut un temps où les historiens de l’art ne parlaient que palette et composition.
En 1966, le Britannique Lawrence Gowing (1918-1991) commentait ainsi en des termes purement esthétiques un tableau de William Turner représentant le naufrage d’un bateau négrier. Il était question de taches rouges ou noires, rien sur le commerce triangulaire. Eric de Chassey le reconnaît : « Aujourd’hui, il n’est plus possible de faire de l’histoire de l’art sur un modèle purement formel. »
Partis pris réducteurs
On ne peut éluder l’histoire, mais quels événements faut-il mettre en avant ? Le choix des rébellions mises en images par le philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman dans l’exposition « Soulèvements », qui vient de se terminer au Musée du Jeu de paume, à Paris, a laissé perplexe l’historien Philippe Artières. « La proposition de Didi-Huberman ne nie pas seulement l’histoire, elle livre de notre présent une bien étrange représentation : un monde résolument ethnocentré, hétérocentré, masculin, urbain », dénonçait-il dans une tribune publiée, le 8 janvier, dans Libération. Par un travail de lissage, la geste insurrectionnelle était réduite à un bréviaire d’archétypes (le bras levé, le poing serré), détaché des spécificités historiques et géographiques des dites rébellions.
Le parti pris de l’exposition « Second Empire » fut tout aussi réducteur. En traitant, sans second degré, des flonflons propres à l’époque, elle a fait l’impasse sur les avancées modernes du règne de Napoléon III – la lutte contre l’insalubrité et la généralisation de l’école primaire gratuite par Victor Duruy –, et sur les événements plus noirs qui bordent cette période – la révolution de 1848, la guerre de 1870, la Commune de Paris.
Nulle image de contre-propagande, pas de référence au combat républicain farouche de Hugo contre « Napoléon le petit » n’est venue pervertir le roman rose du Second Empire. « Elles n’existent pas à l’époque, plaide Paul Perrin, conservateur à Orsay et cocommissaire de l’exposition. Vous voulez des images d’ouvrier ? Il n’y en a pas. Quand on parle alors du peuple, on pense aux paysans. Les Rougon-Macquart, d’Emile Zola, a été écrit plus tard. On a choisi des thèmes qui résonnent aujourd’hui. Ce ne sont certes pas ceux de la misère sociale, du droit du travail, mais de la communication politique, du narcissisme. »
Les commissaires réfractaires à l’interpénétration de l’histoire et de l’histoire de l’art le martèlent : une exposition se donne d’abord à voir. C’est un plaisir visuel plus qu’un atelier d’éducation populaire, une expérience sensible, pas un essai historique. Dans un contexte budgétaire tendu, il s’agit aussi d’attirer un public plus large que celui des expositions purement historiques. Quand une exposition d’histoire du Musée de l’armée engrange entre 50 000 et 90 000 visiteurs, une grande exposition thématique du Musée d’Orsay table sur 300 000 à 400 000 personnes. Il faut attirer le visiteur sans le fâcher ou, pire, l’ennuyer.
Or ce dernier circule à sa guise. Difficile de maîtriser son parcours, le temps qu’il passe devant les œuvres ou l’attention qu’il porte aux panneaux explicatifs. Comment, dès lors, rendre le contexte intelligible sans allonger les cartels au risque d’assommer les visiteurs ? « On peut faire passer moins d’idées que dans un livre. Le propos est plus schématique, admet l’historien des spectacles Jean-Claude Yon, conseiller pour l’exposition “Spectaculaire Second Empire”. On lance des pistes, mais on ne peut pas aller au fond des idées. »
Quand en plus l’espace est exigu, comme dans « Un art pauvre », le contexte est bien souvent escamoté. Exit la sensibilité gauchiste de l’artiste Mario Merz ou l’engagement écologique de son confrère Piero Gilardi. Frédéric Paul, commissaire de l’exposition, dit avoir évité tout document « pour ne pas étouffer les œuvres ».
Ce que sait le public
Jusqu’où, d’ailleurs, doit-on rendre compte d’une époque ? Faut-il, dans une rétrospective sur l’artiste abstrait américain d’après-guerre Barnett Newman, rappeler qu’il fut un militant de gauche, alors que son œuvre échappe à cet engagement ? Faut-il remettre dans son contexte le célèbre Tres de Mayo, de Goya, illustrant l’exécution de combattants espagnols par les soldats français à l’époque des guerres napoléoniennes, quand l’image dépasse aujourd’hui par sa force l’événement auquel elle fait référence ?
Et puis il n’y a pas un, mais des publics, aux savoirs divers. « On a beaucoup de mal à aborder la culture historique de nos concitoyens. Sur quel socle commun peut-on se baser ? », s’interroge Olivier Gabet, directeur du Musée des arts décoratifs, à Paris. En concevant l’exposition « L’esprit du Bauhaus », qui s’achève le 26 février, ce conservateur est parti du principe que le contexte des années 1920 était acquis. « C’est compliqué de penser qu’un visiteur viendrait dans un musée sans un minimum de bagage historique, justifie-t-il. On nous demande de faire un peu d’éducation civique, un peu d’éducation nationale. Mais ça ne peut pas reposer entièrement sur nos épaules. Nous ne sommes pas un livre d’histoire. »
L’histoire a toutefois rattrapé le musée. Dans une carte finale listant « l’héritage » du Bauhaus, à côté du Black Mountain College d’Asheville, aux Etats-Unis, du siège de l’Unesco, à Paris, ou du campus de l’université Obafemi Awolowo à Ife, au Nigeria, est mentionné le camp d’extermination d’Auschwitz. Sans doute aurait-il mieux valu s’attarder sur cet aspect de l’héritage, et le singulariser. « On a péché par confiance », admet Olivier Gabet, qui a retiré le libellé maladroit d’« héritage » et accroché un grand texte en guise de mea culpa à côté du panneau.
Visiblement, la mésaventure a servi de leçon : l’histoire sera bel et bien présente dans les expositions que le musée prépare sur le design des années 1960 et sur le créateur italien Gio Ponti. Dans un monde imprévisible, insiste Philippe Artières, « il y a urgence, non à être esthète mais à se faire pédagogue ».
Roxana Azimi, Journaliste au Monde
A voir jusqu’au 21 mai : « L’esprit français. Contre-cultures, 1969-1989 », La Maison rouge, 10, boulevard de la Bastille, Paris 12e. Tél. : 01-40-01-08-81-24.