Le Monde – Monde des livres, vendredi 19 janvier 2007, p. LIV10
Neuf essais limpides et sans érudition inutile de Siri Hustvedt, romancière à l’indépendance allègre de Philippe Dagen, journaliste au journal Le Monde
Quand elle n’écrit pas ses romans, Siri Hustvedt se rend souvent dans les musées, au Metropolitan, au Louvre, au Prado. Elle visite des expositions, à New York, où elle vit, et en Europe, où elle voyage volontiers. Expériences ordinaires depuis que les oeuvres du passé et du présent sont accessibles à tous. Très myope – c’est elle qui le précise -, Siri Hustvedt a parfois eu quelques démêlés avec des gardiens qui jugeaient qu’elle voulait voir de trop près.
Terriblement attentive, il lui arrive de demeurer des heures devant une peinture, quand elle perçoit qu’il y a en elle quelque chose de singulier, de caché peut-être. Un tableau qui s’épuise à son premier regard ne la retient pas. Elle en fait un critère de jugement : d’une part les peintures qu’elle peut « saisir immédiatement », de l’autre les difficiles à comprendre et à analyser. Le livre qui réunit quelques-unes de ces confrontations s’intitule donc Les Mystères du rectangle.
Il est à la première personne, sous forme de récits : histoires de perceptions, de réactions, d’intuitions. Siri Hustvedt observe La Dame au collier de perles de Vermeer et se demande ce qui résiste à l’explication dans cette scène d’apparence si simple. Le geste de la femme qui relève son collier à hauteur de son menton pour mieux le voir dans le miroir dont n’apparaît que le cadre – cadre qui pourrait, du reste, être celui d’un tableau. A moins qu’elle ne regarde par la fenêtre et que le collier ait cessé de l’intéresser au moment où Vermeer peint, comme si l’oeuvre était la fiction d’un instant.
« Que se passe-t-il donc dans cette chambre ? » Que se passait-il dans l’esprit de Vermeer, qui pourrait se passer dans celui du spectateur d’aujourd’hui ? A quoi tient la puissance de captation que la toile exerce ce jour-là sur Hustvedt ? Elle s’observe en train de l’observer et n’oublie pas que ni son regard ni les réflexions qui en procèdent n’échappent au temps, aux circonstances personnelles et générales, au subjectif et au biographique. « Un tableau, c’est toujours deux tableaux, écrit-elle : celui que l’on voit et celui dont on se souvient, ce qui veut dire aussi que tout tableau dont il vaut la peine de parler se révèle avec le temps et se pare de sa propre histoire au-dedans de qui le regarde. » Chacun de ses textes, c’est donc toujours deux textes : l’ensemble des sensations et remarques suscitées par le face-à-face avec une peinture, doublé d’éléments pour une phénoménologie de la perception et du jugement artistiques tels qu’ils peuvent s’exercer aujourd’hui.
Hustvedt ne croit pas à l’innocence de l’oeil et pas plus aux vertus miraculeuses de l’ignorance. Pour mieux comprendre, elle se reporte fréquemment aux livres des historiens d’art, tout en se méfiant des systèmes théoriques et des querelles entre spécialistes, qui ne sont en effet souvent qu’affaires de vanité et de carrières travesties en batailles d’attributions et d’interprétations. Aussi simplement qu’elle rapporte ses réactions en présence de La Dame au collier de perles, de La Tempête de Giorgione et de l’autoportrait ultime de Chardin, elle consigne ce que ses lectures savantes lui apprennent et les objections qu’elle leur oppose parfois. Elle est aussi méthodique dans sa quête de savoir que suspicieuse face aux certitudes autoritaires et aux affirmations un peu trop simples. Son ironie peut être aussi légère qu’assassine.
Chacun de ses neuf essais est ainsi le compte rendu d’une expérience visuelle et intellectuelle menée hors des présupposés et selon un empirisme aventureux. Résultat : Hustvedt convainc son lecteur de la connivence qui relie La Dame au collier de perles au thème de l’Annonciation. Elle le confirme dans son admiration pour la subtilité de Chardin et lui fait voir comment Goya est parvenu à glisser son visage dans le Tres de mayo et comment l’autoportrait, dans l’ensemble de son oeuvre, est lié à la maladie et à ses angoisses.
Bien des « professionnels » auraient à apprendre de cette romancière dont les réflexions ont l’indépendance allègre que Daniel Arasse réclamait dans On n’y voit rien (Denoël, 2000, et Gallimard « Folio essais »).
Cette indépendance est sans cesse à défendre. Plus encore qu’elle ne se défie des érudits, Hustvedt refuse les réputations toutes faites, quand « le pauvre tableau, assiégé, se noie dans sa propre renommée » et que son « seul nom fait office de monnaie d’échange sur le marché populaire ». Que la liberté du regard soit l’une des conditions de la liberté tout entière, elle le rappelle hautement.
« Dans une culture inondée d’images simplistes qui défilent à toute allure devant nous sur les écrans, s’exhibent à nous dans les magazines ou surgissent au-dessus de nous dans les rues de nos villes – images si grossièrement codées, si aisément lues qu’elles ne requièrent rien de nous que notre argent – regarder un tableau longtemps et avec attention peut nous permettre d’accéder à l’énigme de la vision elle-même, car il nous faut lutter pour découvrir le sens de l’image que nous avons devant nous » : voilà bien la meilleure apologie de la peinture qu’on ait lue depuis longtemps.
LES MYSTÈRES DU RECTANGLE Essais sur la peinture de Siri Hustvedt. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Le Boeuf, Actes Sud, 250 p., 30 €.