Article de Zaha Redman publié dans La Gazette Drouot
Mis en ligne sur www.touslesmusees.fr avec l’aimable autorisation de l’auteur
« Paris Photo 2019, un univers en expansion » publié le 31 octobre 2019, par Zaha Redman
La réalité se diluerait-elle ? Elle change plutôt. Les mutations du domaine photographique ne fléchissent pas, et le salon de référence de la spécialité en est le miroir.
Courtesy of l’artiste et Cibrián Gallery
L’univers photographique a connu au cours des vingt dernières années un bouleversement radical, et si Paris Photo prend bien la mesure de ce changement, il peut aussi y être occulté par la surabondance des œuvres. La multiplication des festivals et des foires, des prix et des bourses, l’essor du marché, l’émergence continuelle d’artistes et de tendances produisent un brouillage, qui désarme plus d’un amateur. Cette révolution n’est pas intelligible dans un monde hypnotisé par l’actualité, qui ignore le temps long. La vingt-troisième édition de Paris Photo accueillera des dizaines de milliers de visiteurs et permettra d’apprécier l’état des pratiques photographiques à condition que la cacophonie ambiante soit neutralisée. Les solos shows (on en compte trente dans l’édition 2019) apporteront le cas échéant un bon ancrage, tout comme les expositions faisant dialoguer deux artistes. Mais il ne faut cependant pas dédaigner les mélanges des accrochages ; ils produisent des chocs stimulants pour un médium qui a toujours cultivé le hasard et les accidents.
Explorations
Idée fixe de l’art, la nouveauté n’est pas toujours où l’on croit, mais la photographie ayant lié son sort aux techniques les plus modernes, elle reste sensible aux mutations technologiques. Le travail de Thibault Brunet (galerie Binôme) offre un excellent exemple des explorations digitales actuelles. Brunet produit des images avec des lidars, autrement dit des scanners 3D. Ces appareils, exploités plutôt par les scientifiques, détectent non pas la lumière, mais les distances à l’aide de faisceaux laser. Muni de son lidar, Brunet a exploré le littoral français durant cinq ans pour produire une série intitulée «Territoires circonscrits». Ses tirages ressemblent à des prises de vue nocturnes (le lidar ne détecte pas la lumière, mais les corps solides). Leur bizarrerie évoque bien l’enfantement d’un nouveau réalisme ou d’un rapport au monde en pleine mutation. L’édition récente d’un livre-objet très sophistiqué, toujours dans le cadre de «Territoires circonscrits», est à l’aune de ce travail photographique surprenant. Jusqu’à la fin du XXe siècle, la culture américaine dominait largement l’univers du médium. Vers la fin des années 1980, une jeune génération d’artistes allemands a donné le signal d’un premier basculement, puis l’émergence de l’expression africaine et chinoise, la redécouverte en profondeur de la création japonaise ou latino-américaine, ont confirmé que la culture photographique était soumise à un nouvel ordre géographique. L’affiche de cette édition de Paris Photo met en avant Zanele Muholi, une artiste sud-africaine reconnue. À côté des grandes nations ou des blocs continentaux, des pays moins visibles émergent. Florence Bourgeois et Christoph Wiesner, les deux directeurs de la manifestation, ont voulu encourager ces dernières années la présence des pays d’Europe de l’Est. La Pologne et la Hongrie sont régulièrement présentes à la foire, et une deuxième enseigne roumaine y fait son entrée, la galerie Jecza, de Timisoara, avec les productions du collectif Subreal Group. La galerie Cibrían de Saint-Sebastien, en Espagne, présente pour sa part un artiste cubain, Leandro Feal, qui explore les poches de liberté à Cuba. La proportion toujours croissante des femmes à Paris Photo témoigne elle aussi d’un changement profond de la culture photographique, restant dominée par des hommes. Kuckei + Kuckei, une galerie berlinoise, propose un dialogue intéressant entre deux femmes, et deux générations, Barbara Probst et Lilly Lulay. Ayana Jackson, une photographe américaine, est présente sur le stand de Mariane Ibrahim et dans l’accrochage de la J.P. Morgan Chase Art Collection («Collective Identity»). La galerie Sage proposequant à elle les tirages singuliers de Mari Katayama. Dans le secteur Prismes, consacré aux grands formats et aux installations d’envergure, cinq femmes affichent leur travail ; parmi elles, Marie Cloquet (galerie Annie Gentils, Anvers) invente des paysages monumentaux. L’agrandissement des images convoque une immersion dans le paysage, et la technique très artisanale de Cloquet, basée sur le collage et la retouche, n’est pas sans évoquer le dessin classique. D’un autre classicisme, remontant plutôt à l’expression primitive, l’univers fascinant de Susan Derges, une artiste anglaise (galerie Purdy Hicks), sublime la nature dans des tirages produits sans appareil photo, par l’immersion de grandes feuilles émulsionnées dans des bains, ou carrément dans l’eau d’une rivière. Cet attachement aux origines chimiques de la photographie ne s’est jamais démenti, maisil est cultivé par un nombre croissant d’artistes. Un autre primitivisme, bien différent, croise les pratiques de studio et la virtualité digitale pour explorer l’univers de la maquette. Philippe de Gobert (galerie Aline Vidal) reconstruit Le Havre en miniature, décrivant la conception urbaine comme un rêve d’architecture : sa ville est embryonnaire, elle affiche sa fragilité et sa part d’utopie.
L’histoire et le réel
La production historique a toujours existé. Mais l’intérêt croissant pour les archives et la photographie vernaculaire nourrit des explorations inédites autour de la mémoire documentaire. Malala Andrialavidrazana (Malal), une artiste d’origine malgache (galerie Caroline Smulders), ressuscite l’image du billet de banque pour mettre en avant les échanges commerciaux, le colonialisme et les relations sociales héritées du passé. Dans une posture d’historienne, elle magnifie la dimension symbolique en le projetant dans le présent, avec des thèmes tels que les inégalités ou les migrations. Toujours dans un registre historique, Yhonnie Scarce, une artiste australienne indigène (galerie This Is No Fantasy), associe le tirage photographique et la sculpture du verre dans une installation monumentale, qui revient sur le passé de sa famille. Il est beaucoup question aujourd’hui de la «dissolution du réel». Or, la scène photographique est riche d’exemples qui, loin de liquider la réalité, la dissèquent par une exploration des faits, des productions matérielles ou de l’héritage culturel. La réalité n’a pas disparu, c’est sa représentation qui change. Il ne faut pas oublier, surtout dans le contexte concurrentiel des foires, que les images sont le produit d’une aventure humaine, que chaque esthétique est issue d’une recherche créative sincère. Le solo show consacré à Antoni Miralda (galerie Henrique Faria) revient sur la trajectoire unique de cet artiste catalan, qui a lancé sa carrière à Paris avec une série sur les soldats et une immersion dans l’univers de la mode. L’imagination débridée de Miralda est évidente : en témoigne la reconstitution du processus de montage de ses photographies. Cette plongée dans «les coulisses de la fabrication» revient régulièrement dans les expositions, pour donner à voir précisément l’élaboration des images. Une dimension que la manifestation amplifie aussi dans les nombreux débats et dans la section consacrée aux livres. L’économie de Paris Photo ainsi que sa dimension financière restent difficilement saisissables. Ce secteur ne fournit toujours pas de données régulières sur les transactions, sous le double effet de sa nouveauté et de sa fragilité. Il pourrait y avoir là pour les jeunes professionnels ambitieux, tentés par les données du marché photographique, un boulevard prometteur.
Un grand classique américain du paysage couleur
Joel Sternfeld présente à Paris Photo la réédition par Steidl de son grand classique American Prospect, paru en 1987. Il expose aussi des tirages de cette série (galerie Xippas). Sternfeld évoque ainsi son attachement au paysage : «On a dit de Walker Evans qu’il savait précisément combien il fallait reculer pour saisir une scène. Comme tous les jeunes photographes, j’aspirais à dépasser mes maîtres et j’ai décidé de prendre du recul. J’ai même adopté un point de vue surélevé en m’inspirant de la peinture, notamment de Ruisdael, et inconsciemment de Bruegel. American Prospect est un long voyage autour de l’Amérique avec une camionnette, dont le toit est devenu un appui pour les prises de vue. C’est un essai sur les espaces naturels et les hommes. S’il y a une pondération dans mes images, elle tient à ce recul et sans doute à mon désir de montrer que le mal est bien présent en Amérique, mais qu’il n’éclipse pas le bien. Dans les grandes œuvres d’art, les tensions sont résolues, mais elles continuent d’opérer.»